Chronique | Qui a peur des nouvelles utopies ?

Devant l’urgence environnementale, les utopies ‘récessionnistes’, ‘révisionnistes’ ou ‘révolutionnaires’ font florès aujourd’hui. Quel que soit l’avenir auquel ils sont voués, ces systèmes de pensée impliquent qu’une transformation du cadre de vie aura lieu. Mais lequel ? Chronique prospective signée Jean Magerand.

article publié dans Le Courrier de l’Architecte (07-09-2011) : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_2141

Mieux comprendre les signes de la mutation ‘moderne-complexe’ afin de mieux répondre aux attentes urbaines, paysagères et architecturales de nos sociétés contemporaines. Telle est la ligne que suit la rubrique Prospectives. Dans le sillage des ‘sciences de la complexité’, l’objectif est de réfléchir et de faire réfléchir aux pistes plausibles pour aménager la planète selon des règles qui rendent compatibles présence humaine, modernité et pérennité des milieux.

Nous disons bien ‘aménager’ et pas seulement ‘préserver’, car aujourd’hui nous sommes condamnés à ‘re-construire’ de toute pièce des équilibres dynamiques pour le macro-écosystème que constitue la planète Terre ; il s’agit là d’un véritable acte de ‘projétation’.

Afin de mieux comprendre la mutation actuelle et les modalités d’adaptation de nos savoir-faire, il est nécessaire de mettre progressivement en évidence le contexte programmatique et sociétal de la cité du futur. Dans ce cadre-là, comprendre la «nature de la Nature», au sens d’Edgar Morin, est primordial. Avant d’être en mesure de tracer une voie vers des équilibres planétaires, il est indispensable de résoudre les contradictions des enjeux et contraintes sociétales contemporaines.

Au nombre des secteurs importants figure l’agriculture qui doit rester nourricière tout en étant non-suicidaire. Pour atteindre cet objectif vital, il convient de se pencher, entre autres, sur les nouvelles connaissances du monde vivant et de la nature, sur les limites de la production de la planète, sur les potentiels des avant-gardes techniques.

Aujourd’hui, «nature naturelle» et «nature artificielle» (les territoires cultivés) sont dans la ligne de mire des observateurs politiques, scientifiques, sociologiques, ‘sociétologiques’. En fait, aux 18e et 19e siècles, nous avons constitué le fantasme d’une nature «romantico-rousseauiste». Au 20e siècle, le pari de notre modernité, celle qui a forgé l’essentiel de nos cultures, était d’utiliser toute la substance contemporaine de nos savoirs techniques et scientifiques les plus performants pour consommer toujours plus cette nature qu’on pensait inépuisable.

Aujourd’hui, nous sommes en présence d’une nature en instance de déstabilisation totale. Nous entrons dans une nature de préservation, de sauvegarde voire de ‘sauve-qui-peut’. Cette nouvelle nature nous amène à nous interroger sur la manière dont nous allons pouvoir nous hybrider avec elle en faisant, par là-même, évoluer nos cultures et nos savoir-faire. Nous devons passer du stade de parasitage de la nature au stade de vie en symbiose avec elle.

Le nouveau challenge est de mettre en synergie toutes nos phénoménales connaissances d’avant-garde sur le biologique. Par chance, nous bénéficions de nouvelles consciences du monde et de l’Homme. Nous avons à notre disposition de nouvelles philosophies, de nouvelles cultures. Nous possédons aujourd’hui, de toute évidence, potentiellement, les moyens de dé-construire cette ‘fuite-en-avant’ et de ré-édifier des équilibres dynamiques utiles à la planète.

Agriculture, écosystèmes, préservation des terres agricoles, sauvetage de la planète, activation de la biodiversité, réduction de l’empreinte écologique, préservation des grands écosystèmes, lutte contre le réchauffement climatique… sont autant de problèmes à résoudre collectivement et dans l’urgence. Personne (sauf exception), ni la majorité des spécialistes ni celle des opinions publiques, ne remet en cause cette obligation vitale.

Si les objectifs sont clairs, il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit de concevoir les moyens d’y parvenir. Dans ce cas, en toute logique, dans l’histoire, ce sont les utopies qui montent en première ligne contre les habitudes. Elles sont le fer de lance d’une nouvelle organisation sociétale et présagent généralement une nouvelle modernité. Aujourd’hui, nous n’échappons pas à cette règle, en dépit des efforts des ‘tueurs de rêves’ dont les écrits se sont épanouis ces dernières décennies. De beaux fantasmes à caractère naturaliste commencent à fleurir. Ils se rassemblent tous autour d’une position philosophique ayant en point de mire la nature, même s’ils ne portent pas la même vision de la nature, ni même de la société, bien au contraire.

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Certains utopistes prônent la croissance zéro ou même la décroissance associée à des modes de vie fondés sur le retour à des valeurs simples, chacun, ‘éco-citoyen-militant’, participant de manière conviviale, au quotidien, aux tâches nécessaires à constituer une société moderne et compatible avec le respect des grands équilibres planétaires. Ils imaginent un homme raisonnable, mangeant peu ou pas de viande, effectuant lui-même les tâches vitales essentielles, troquant, triant ses déchets, compostant, jardinant, circulant et randonnant à pied, à vélo ou en transports en commun, ne voyageant en avion qu’en cas de nécessité absolue, vivant aux énergies douces, dans sa cellule d’habitation écologiquement sur-isolée, le tout dans le but d’amoindrir généreusement son empreinte écologique. Il s’agit là, pour partie, d’un retour à l’auto-suffisance nutritive.

Ce modèle n’est pas sans porter quelques contradictions. Il suppose un abandon partiel mais massif des spécificités professionnelles de la population, afin de satisfaire aux tâches domestiques vitales. Il remet à plat l’organisation de la production et interroge sur la faculté qu’aurait une société de ce type à entretenir les circuits de production vitaux tels confort, santé, hygiène, économie, acquis sociaux.

Cette utopie interroge également sur le type de cadre de vie et d’occupation des territoires qu’elle peut produire. D’un point de vue urbain, une vie un peu monastique et autarcique, tournée autour de la domesticité, suppose un lopin de terre à proximité de la cellule d’habitation. Nous sommes là dans un schéma de ville hybridée avec la campagne. Ce modèle contraint à des modèles de bâtiments peu élevés et implique des tissus urbains peu denses et donc gros consommateurs de territoires agricoles. Cette utopie ‘baba-cool’ possède cependant l’avantage de nous amener à nous interroger sur le bien fondé de nos modes de vie actuels.

D’autres penseurs prônent une utopie plus révisionniste qui devient actuellement consensuelle. Ils veulent vivre comme aujourd’hui, dans un cadre de vie similaire au nôtre, en résolvant collectivement, peu à peu, un par un, les problèmes qui empoisonnent la planète et la société à tous les niveaux et à tous les sens du terme. Ils envisagent une translation de notre modèle de société et d’économie en une version similaire mais rendue totalement inoffensive, écologiquement parlant.

Cette posture médiane ne propose pas de modifications fondamentales de nos cadres de vie, ni même de nos sociétés. Dans cette option, il est question d’optimiser tous nos équipements, toutes les gestions, toutes les productions actuelles et tous les transports sans changer fondamentalement nos modes de vie. C’est alors le règne de la voiture propre, de la station d’épuration non polluante, du tri sélectif systématique des ordures ménagères, du recyclage intégral, de la maison à énergie positive etc.

Cette famille d’utopistes rêve d’un arsenal de dispositifs sociétaux, réglementaires, juridiques, techniques, environnementaux, esthétiques, tant nationaux qu’internationaux utiles pour transformer notre ‘ville-citrouille’ en ‘ville-carrosse’. Ils ont la volonté de résoudre l’équation à coup de taxes, de lois et de prise en compte de l’environnement, selon des modalités plus ou moins généreuses ou tatillonnes. Cette utopie ‘bo-bo’, consensuelle, dans l’air du temps, ne vise donc pas à changer la société de fond en comble mais à trouver les modalités écologiques des actuels processus de production. Dans ce schéma idéal, l’agriculture peu polluante serait progressivement devenue bio. La biodiversité serait préservée. Des circuits courts pourraient alors s’installer entre ruraux et citadins.

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D’un point de vue architectural, urbain et paysager, cette tendance rassemble presque l’ensemble des discours dominants contemporains, depuis les plus historicistes jusqu’aux plus ‘génériques’ en passant par les moins ‘standards’. Tout au plus serait-il question de légèrement surélever les bâtiments afin d’obtenir des tours ne dépassant pas une certaine hauteur. La cité préconisée serait plus dense (sans qu’on sache exactement ce que cela recouvre). Le bâti continu ou ‘déconstruit’ s’articulerait sur rue, constituant ainsi un système ‘vide-plein’ parsemé d’espaces publics, instituant autant de filtres biologiques et rétablissant les grands équilibres avec la nature.

Il existe également une troisième voie, celle de l’utopie révolutionnaire, celle des technophiles, qui portent une vision ‘scientifico-techniciste assumée’ et prônent un changement de fond en comble. Cette approche est souvent confondue avec le ‘positivisme-scientisme moderne’ qui a prévalu au 19e et au 20e siècle. Cette utopie pose pour principe que c’est toute notre organisation sociétale qui doit s’inspirer de nos savoirs les plus pointus. Il s’agit surtout d’utiliser l’arsenal des techniques, des pensées et des méthodes nouvelles pour constituer de toute pièce un nouvel ordre industriel, financier, social, politique rendant possible une nouvelle modernité, ‘vivabilité’ et pérennité de la planète.

Il est donc question d’introduire massivement les nouvelles techniques biologiques ou numériques en choisissant celles qui ne sont pas pénalisantes pour l’environnement. Dans cette course à la complexité, les techniques les plus sophistiquées sont censées aider à identifier et à résoudre les problèmes complexes que pose le respect des équilibres dynamiques de la planète. Mais il ne s’agit pas seulement de lutter le plus efficacement contre les modes destructifs actuellement engagés par nos sociétés industrielles. Pour ces utopistes, il est question de remettre totalement en cause nos cultures et de revoir de fond en comble nos modes de vie, nos manières de nous comporter, de vivre ensemble, de gérer internationalement la planète.

Cette utopie préconise le renouvellement des liens sociaux et des modes de vie par l’utilisation des techniques de l’information et de la communication. Son agriculture productiviste est à la fois 100% biologique et en même temps bardée de capteurs et de robots. Elle est plus mégalomaniaque et plus radicale que les deux précédentes. Elle préconise également l’édification d’une cité à très haute densité fondée sur des recyclages in situ. Elle propose de réfléchir aux modalités d’installation d’une ‘ville intelligente’ capable de se dé-saturer automatiquement, en temps réel, en optimisant ses transports de marchandise et ses rejets de CO2.

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Ces trois utopies et leur rapport au monde naturel sont accompagnées d’autres alternatives qui proposent des stades intermédiaires. Le choix reste vaste et difficile à faire entre ces solutions. L’expérience de l’histoire nous amène à penser que ni les ‘utopies récessionnistes’ ni les ‘utopies révisionnistes’ ni les ‘utopies révolutionnaires’ ne peuvent porter, chacune à elle seule, la vérité de notre avenir. Chacune soulève des espoirs légitimes et ses cortèges d’enthousiastes et de contradicteurs. Il y a d’ailleurs fort à parier que la voie que suivra l’humanité empruntera à chacune d’elles les éléments qui semblent les plus intéressants à l’usage.

L’enjeu majeur n’est d’ailleurs pas aujourd’hui de faire un choix définitif mais il est de rejoindre l’un des camps selon ses affinités et de l’aider à approfondir ses hypothèses afin d’en déterminer le bien-fondé. Elles correspondent d’ailleurs aux grandes catégories du genre humain, constitué des peureux qui se réfugient dans le retour en arrière, des prudents qui ne veulent changer que le strict nécessaire et des kamikazes qui veulent tout remettre en cause. Peut-être que notre utopie finale ne sera tout simplement que la coexistence pacifique de ces différentes utopies devenues réalités.

En tout état de cause, ce qui est particulièrement enthousiasmant, dans le cadre d’une rubrique ‘prospectives’, c’est la constatation même de l’effectivité de ces visions du futur. Après des décennies d’utopies architecturales et urbaines nanifiées, se cantonnant à un exercice esthétique attenant au logement social et à l’espace public, voilà enfin que des pensées, à caractère sociétal, tournées vers l’avenir, font surface sans complexes.

Certes, ces utopies sont nées sous la contrainte de sauvegarder la planète, mais elles témoignent, par leur seule existence, de la volonté qu’a à nouveau notre société de porter des projets communs pour l’humanité. Forts des erreurs du passé, nous sommes mieux à même d’en extraire plus raisonnablement les substantifiques processus. Il nous restera alors à nous, les femmes et les hommes de l’art, à dessiner patiemment, sur de nouvelles bases, les contours de notre nouveau cadre de vie futur.

Jean Magerand