article publié dans Le Courrier de l’Architecte : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_4689
«La société propose à tous les instants beaucoup plus de choix, sans parler des contraintes liées au développement durable. En réalité, il y a moins d’automatismes. Dans une société numérique, un choix personnel élargi peut être considéré comme une fausse bonne solution», estime Antoine Picon*. Pour le professeur de Harvard, l’architecture doit, dans ce contexte, rendre perplexe. Troisième et dernier volet de notre entretien**.
Claire Bailly et Jean Magerand : Quel rapport entre le monde numérique et le monde du développement durable ? Les liens commencent-ils à se tisser ?
Antoine Picon : Je pense que nous sommes dans une période paradoxale. Le développement durable est à la fois une promesse et un danger, notamment à cause du risque scientiste. Les architectes ont besoin de démontrer leur utilité et sont prêts à devenir les ingénieurs du développement durable. Or, à mon sens, les architectes ne sont pas ingénieurs.
J’estime que, pour sauver le monde, il faut être ingénieur. Pour lui donner sens, il faut être architecte. Cela dit, il y a nécessité quant à l’évolution de l’architecture. Il s’agit de mieux prendre en compte les aspects énergétiques comme les différents cycles de matériaux… Il me semble évident que cette évolution ne pourra se faire qu’avec le numérique et ce, pour une raison simple : la plupart des enjeux liés au développement durable présentent une forte composante informationnelle. Pour améliorer les échanges énergétiques, il faut disposer de données sur la consommation d’énergie. Pour gérer le cycle de vie des matériaux de façon intelligente, il faut tant s’assurer de leur provenance que de leur destination.
Le développement durable passe par quantité d’informations. Il est donc nécessaire d’être connecté au numérique, lequel influence le sociétal en tant que technologie donnant une forme de pouvoir aux individus. Le développement durable repose sur nombre de comportements individuels : comment se chauffer, gérer les ordures, etc.
Et, dans ce contexte, l’architecture ?
L’architecture demeure schizophrène. Il y a ceux qui font de l’algorithme et ceux qui s’intéressent aux cycles des matériaux ou aux échanges d’énergie dans les enveloppes. Rien n’est enseigné de façon concertée. En général, on embauche soit un computationnel soit un «sustainable», c’est-à-dire des membres de deux tribus différentes. C’est un vrai problème qui n’est, certes, pas vraiment nouveau. La structure et le projet n’ont jamais été enseignés correctement dans les écoles d’architecture, notamment car ces domaines sont disciplinairement découpés. Dans le cas du développement durable, cette séparation est particulièrement gênante et une hybridation, soit dans la pratique, soit dans l’enseignement, est aujourd’hui nécessaire.
Je pense que, pour bien des raisons, nous ne sommes qu’aux prémices du développement durable. Pour le moment, sur nombre de sujets, les débats sont plus idéologiques que techniques. Par exemple : les tours sont-elles durables ? En réalité, nul ne le sait car, par définition, la densité est complexe et renvoie à des problèmes de modélisation systémique.
Une ville particulièrement dense peut exiger l’importation de services de très loin. Il faut donc s’inscrire dans des problématiques d’échanges, d’informations, de matériaux, d’énergie, parfois difficiles à maîtriser.
Le numérique a entraîné quelques changements épistémologiques. Nous sommes, ici aussi, au tout début d’une transformation des modes de raisonnement. L’architecte tend encore à penser en terme d’objet fini ; le numérique, quant à lui, tend à faciliter la compréhension des flux. Aujourd’hui, il s’agit de penser qu’un bâtiment s’inscrit dans un flux de matériaux épars, temporairement stabilisé le temps de la construction puis de nouveau séparé le jour de la destruction.
Quel type de rapport voyez-vous entre démarche de projet actuelle et future ?
Dans un monde de flux, il faut penser le design des objets. Il n’est pas dit que l’architecture doive, toute entière, se fondre dans un tel moule. Il faudra, en tout cas, qu’elle devienne plus compatible. Pour autant, l’architecte ne doit pas uniquement mettre en oeuvre gradients et flux ; l’architecture possède également une fonction de résistance. Elle doit s’ouvrir au progrès, l’intégrer mais aussi conserver une capacité de résistance face au progrès. Cela conduit parfois la discipline à un excès de résistance ; l’architecture est aussi intéressante dans son inertie face au changement.
L’architecture internationale actuelle est-elle en résistance ? Les avant-gardes existent-elles ?
Je pense qu’il y a en fait plusieurs architectures contemporaines tant la pratique est diffractée. Entre un musée de Zaha Hadid, dispendieux, dans une ville du Middle West américain et un grand ensemble dans la banlieue de Pékin, est-il question de la même chose ?
J’ai tendance à penser que nous regroupons sous le terme architecture des réalisations bien différentes. Etre archaïque est aussi une façon de se conformer à ce que la société attend de vous. La star-architecture a des côtés parfaitement archaïques, un peu comme la pratique archaïque des robes du soir haute couture. Le rôle est le même : emblématique, symbolique, etc. C’est une pratique d’auteur, d’artistes, de signature, le tout issu de réflexions esthétiques. Ce n’est pas sans intérêt mais cela demeure tout de même, à bien des égards, une pratique archaïque.
Cette architecture qui, en général, ne correspond pas forcément aux enjeux sociétaux les plus essentiels du moment, est en même temps complètement liée à la compétition entre villes et territoires à l’échelle mondiale dont le Guggenheim de Bilbao est à l’origine. Il s’agit en l’occurrence d’une architecture artistique qui, en même temps, se révèle solidaire d’une stratégie urbaine et territoriale destinée à se réinscrire dans la mondialisation. Il s’agit là d’une démarche à la fois archaïque et très contemporaine.
Globalement, l’architecture n’est pas au bout de ses peines. Elle devra encore beaucoup évoluer. Un ensemble social en Chine, aujourd’hui, résultat d’une construction sérielle, est tout aussi archaïque à d’autres échelles. De toute façon, l’architecture aura toujours des côtés archaïques.
A ce sujet, Le Corbusier, qui a probablement été le plus grand architecte du vingtième siècle, a annoncé à la fois un monde différent et gardé une pratique somme toute très artisanale.
Ceci dit, la pratique se transforme. Nous voyons par exemple un mouvement mondial d’augmentation de la taille des agences pour la première fois depuis longtemps. Les structures de la profession sont en train de changer très clairement.
L’ordinateur permet également d’avoir des agences plus importantes. Nous sommes face à un phénomène similaire au moteur Diesel** précédemment évoqué. D’aucuns pensaient que l’ordinateur allait permettre à chacun d’être créatif dans son grenier mais, en fait, l’ordinateur est aussi en train de devenir un outil de concentration de la conception.
Issue de ce monde numérique, cette architecture proposera-t-elle de nouveaux rapports entre habitants et usagers ? De nouvelles façons de vivre, de communiquer, de se rencontrer ?
Ce ne sera pas forcément le paradis ; il s’agit davantage d’une société proposant à tous les instants beaucoup plus de choix, sans parler des contraintes liés au développement durable. En réalité, il y a beaucoup moins d’automatismes. Dans une société numérique, un choix personnel élargi peut être considéré comme une fausse bonne solution ; pensez au nombre d’options aujourd’hui sur un téléphone portable, par exemple.
Je pense que l’architecture comme un téléphone portable, tout aussi programmable, peut être un cauchemar. L’architecture doit donc trouver un bon équilibre entre ce qui est programmable et ce qui est imposé. Par ailleurs, la quantité d’informations à traiter est en train de commencer à nous submerger.
Le moment est arrivé pour que l’intelligence artificielle prenne le relais dans une série de domaines. Prenons l’exemple de ma pratique de chercheur : avant, j’accédais péniblement à cinq articles sur un sujet, je les lisais. Aujourd’hui, je peux accéder sans pénibilité aucune à 150 articles et du coup je les lis en diagonale ; j’ai l’impression de plus en plus de me noyer dans l’information. Ce qui est vrai dans ma pratique de chercheur est vrai pour beaucoup d’autres choses. Le temps des ‘bots’ est venu pour réaliser un travail de présélection.
C’est une question qui va au-delà même de l’architecture laquelle devra nous protéger du trop-plein numérique, tant celui-ci va se confondre de plus en plus avec l’atmosphère que nous respirons.
L’une des meilleures façons d’être à l’aise avec l’information est de s’y confronter quand elle se transforme en milieu.
Par exemple, dans la rue, nous sommes assaillis d’informations mais nous savons les traiter en tant que milieu.
Ce n’est pas le cas quand les informations arrivent en tant que messages.
Imaginez que tous ces stimuli nous arrivent sous forme de SMS, nous serions noyés ! Le corps est une machine fabuleuse pour intégrer les informations dans un ensemble cohérent.
Aujourd’hui, nul ne craque encore nerveusement avec le tri sélectif mais si demain les modes de vie nous imposent d’être encore plus dans une gestion fine, nous aurons alors peut-être besoin d’aide pour éviter la crise de nerfs.
Ce sera là probablement l’un des rôles de l’architecture : faciliter l’intégration. Il faut à la fois plus d’intelligence artificielle et un milieu ambiant, lequel doit se révéler au moins autant informationnel que sensible.
Tout reste donc à faire ?
L’architecture essaye à 90% de se conformer aux attentes des gens mais il n’y a pas d’architecture s’il n’y a pas 10% de déplacement de la question. C’est sans doute l’une des grandes différences avec l’ingénieur, dont nous n’attendons pas qu’il déplace la question. L’architecture doit rendre les usagers perplexes.
Le risque de l’ingénierie dans le développement durable est sans doute de trop vouloir répondre à une question et ce, en oubliant de la déplacer. En architecture, il ne suffit pas d’apporter des réponses, il faut aussi présenter des questions sans solution. C’est une pratique réflexive. Voilà pourquoi l’architecture a cette capacité à formuler des hypothèses.
Propos recueillis par Jean Magerand et Claire Bailly
* Antoine Picon, ingénieur général des Ponts, des Eaux et des Forêts, est professeur d’histoire de l’architecture et de la technologie et directeur des études doctorales à Harvard (Graduate School of Design and Architecture)
** Lire également les premiers volets ‘Aux architectes, devoir d’inventaire‘ et ‘Post-histoire de l’architecture : la révolution numérique‘.