Chronique | Le rapport Attali, ou la renaissance des utopies ?

Dans une analyse orientée du rapport Attali, l’architecte et urbaniste Jean Magerand assume le rôle de Candide ; il aborde peu les problèmes qui fâchent car ce sont la méthode de travail et les domaines de la conception de l’aménagement, de l’environnement et de la construction, au sens large, qui ont retenu son attention. Un modèle utile ? Chronique prospective.

Cette chronique est parue en première publication sur CyberArchi le 06 février 2008

Le rapport de Jacques Attali pour le développement économique de la France nous rappelle que l’utopie est toujours bien vivante. Je ne parle pas de l’utopie au sens de « projet irréaliste« . Je parle ici de l’utopie-noble, celle qui consiste à projeter un schéma sociétal idéal vers l’avenir, non pas tant pour l’appliquer textuellement, que pour obtenir un modèle critique au regard de nos pratiques contemporaines dépassées. Je suis bien évidemment gourmand de ce genre de démarches, il me conforte dans le propos sur la ville, sur la cité, sur les territoires de demain, tel que je le développe, depuis de nombreuses années, dans mes recherches, dans mon enseignement de l’architecture et, depuis quelques mois, dans les pages de cette rubrique Prospective.

Notons, pour commencer, l’hypothèse structurante et objective de Jacques Attali, qui table sur neuf milliards de terriens en 2050, du fait de l’amélioration de l’espérance de vie. Prenons acte des conséquences de cette densité de population, telles la pénurie en eau, en énergie et en production agricole. Saluons le principe de son rapport, qui consiste à exposer sur la place publique un texte d’orientation économique dont nous devrions, a priori, avoir la possibilité de débattre collectivement.

Nous n’épiloguerons pas sur la finalité première du travail d’économiste effectué par Attali. Il avait pour but avoué d’être force de proposition pour la relance de l’économie nationale. Le rapport est, bien qu’Attali s’en défende, avant tout idéologique. Il prend en compte, de manière orientée, les grandes tendances inéluctables et il dessine un panorama économique « mieux durable » pour la France. Cependant, aujourd’hui, nos intérêts nationaux ne peuvent plus être isolés de ceux de la planète qu’avec la plus grande prudence. Je suivrai donc Attali avec beaucoup de modération sur la piste du « libéralisme à visage humain » qu’il nous propose. D’autre part, la gymnastique entre l’envie de plaire au prince de droite et la volonté de ne pas trop abjurer ses positions mitterrandiennes, l’amène à de grands-écarts parfois périlleux qui nécessiteraient le lancement, sinon d’une polémique, au moins d’un débat pour préciser certains points.

Au palmarès des ‘grincements’ : le développement des compagnies aériennes à bas-prix que souhaite Jacques Attali. Les purs et durs de l’écologie ne vont probablement pas rester silencieux lorsqu’il s’agira de commenter la démultiplication des sources de « pollution volante ».

Encore au ‘débit’ du rapport Attali, la proposition de généralisation des PPP, notamment dans le logement social. Là c’est l’architecte qui se hérisse. Si les PPP peuvent (peut-être) améliorer la gestion des cantines ou la qualité des services répétitifs, ils peuvent être particulièrement nocifs dans des domaines très complexes comme ceux du cadre bâti et de l’aménagement. Là s’imposent des prestations sur mesure où la créativité, l’invention, la poésie, l’attention aux futurs usagers etc., sont très gourmandes en temps et réticentes aux économies de tous ordres, y compris aux économies d’échelle, sauf à sacrifier la qualité d’habitabilité des villes (voir les HLM des années 70). Une banlieue bitumée et structurée à la va-vite (même accompagnée d’une multitude d’ISO) n’aura jamais le charme de Montmartre (c’est-à-dire la faculté d’être agréable à vivre au quotidien) a fortiori si elle est réhabilitée dans le cadre d’un PPP. Le développement durable, le vrai, n’est pas uniquement constitué d’air pur et de ratios économiques mais aussi d’une qualité des lieux qui contribue à la qualité de l’environnement et justement à la qualité de la vie. L’habitabilité a tout autant d’importance que le coût de production du mètre carré de plancher. Ce risque de disparition de la partie essentielle de la valeur d’usage est encore amplifié si l’on s’en réfère à la récente prise de conscience des catastrophes planétaires à venir et aux contraintes normatives et réglementaires qu’elle va immanquablement générer. De mon point de vue, le rapport Attali présente là l’un de ses tendons d’Achille.

Du fait justement des menaces graves qui pèsent sur nous, les domaines de la « conception de l’environnement » ont le devoir moral d’une production compatible avec la pérennité de la nature et avec l’épanouissement des individus et des peuples. De là naît un nouveau droit international et planétaire. Ce droit appartient maintenant, de manière indubitable, au domaine des droits fondamentaux des peuples et des individus à vivre librement dans un environnement sain et durable. Il procède d’une totale logique de ‘bien collectif’ et ne peut être que la résultante exclusive d’un service public, géré par la collectivité, dans l’intérêt de cette dernière. Il s’ajoute aux autres droits fondamentaux tels le droit à une justice et à une police totalement indépendantes de tout intérêt privé ou politicien. Il ne viendrait à personne l’idée de sous-traiter le pouvoir des juges et des policiers à des services privés, fussent-ils encadrés par de parfaits PPP. Dans ce contexte, dans le domaine de l’aménagement, prendre le risque de mêler de manière systématique et inconditionnelle le privé à de tels enjeux environnementaux, par le recours aux PPP, est une aberration que je dénonce avec vigueur.

Je ne lancerai pas plus loin la polémique sur ces incongruités, d’ailleurs habilement argumentées par Jacques Attali, pour en venir aux aspects constructifs et/ou critiques de son rapport, et plus particulièrement à ceux qui nous concernent dans les domaines de l’aménagement et de la construction.

Au registre des propositions fortes, une hypothèse du célèbre économiste attire toute mon adhésion car elle va avoir une incidence directe sur les domaines de l’aménagement, de l’environnement et de la construction. Elle concerne les moyens technologiques, dont Jacques Attali affirme qu’ils vont prendre de plus en plus d’importance dans les sociétés du futur. La production globale humaine est telle, au quotidien, que la marge de manoeuvre est de plus en plus restreinte quant aux solutions compatibles avec les équilibres environnementaux en général. Jacques Attali amène, au devant de la scène, les nanotechnologies et les univers matériels et conceptuels qu’elles vont faire naître. Il argumente à propos de l’impérieuse nécessité de massivement s’équiper en informatique. Cette mesure n’est pas seulement un joker pour gagner des parts de marché. Attali l’a bien compris, nous entrons inéluctablement dans le monde de la simulation et de la modélisation. Le véritable enjeu est de mieux maîtriser les outils à haute puissance de calcul qui sont efficaces pour modéliser l’organisation des milieux naturels et l’organisation de l’empreinte artificielle sur lesdits milieux naturels. Là l’écrivain-technophile m’intéresse au plus haut point, car il se situe sur des trajectoires qui battent en brèche les langages dominants, technophobes ‘par défaut’, dont nous souffrons tout particulièrement, aujourd’hui, dans le monde de l’aménagement.

Ce suréquipement est posé par Attali comme une nécessité pour mieux constituer un outil de combat contre la récession économique française et je le crois bien volontiers. Pour ma part j’y vois bien plus l’occasion d’acquérir de nouvelles cultures qui nous permettront d’être plus conscients de l’importance de nos actions quotidiennes sur les grands équilibres vitaux, qu’ils soient d’ordre écologique ou sociétal. C’est de cette conscience, valant prudence, que nous pouvons tirer la sagesse collective pour réduire comme une peau de chagrin les désordres que nous produisons sur la planète.

L’importance du bâtiment et de l’urbanisme n’a pas échappé au rapporteur du Président de la république. Il insiste sur la nécessité de lancer une recherche massive et approfondie sur la construction et les matériaux nouveaux issus potentiellement des nanotechnologies.

Il appelle aussi de ses voeux la création de dix éco-villes en France. Ces villes rassembleraient les technologies de pointe au service d’un environnement urbain de haute qualité. Pour ma part, je ne peux encore qu’adhérer totalement à cette proposition puisque j’ai déjà fait état, à plusieurs reprises dans cette rubrique, de la nécessité d’une réflexion expérimentale sur la cité durable à très haute technicité et que je travaille sur ce thème depuis de nombreuses années. A propos de ces dix éco-villes, il semblerait que le Président de la République ait fait la moue.

De toute évidence, cette désapprobation, si elle se confirmait, ne signerait pas pour autant leur arrêt de mort. Attali a introduit le principe utopique de la cité à durabilité-intégrale et à haut niveau technique sur la place publique ; tôt ou tard, il sera mis en oeuvre. De mon point de vue et de toute évidence, il s’agit là de la seule manière de procéder expérimentalement, puis pragmatiquement, pour commencer à mettre au point des dispositifs urbains à haute performance, par l’utilisation des nouvelles puissances de calcul. Grâce à ces dernières, il sera possible de rendre compatibles la densité humaine sur terre, la convivialité urbaine et la pérennisation des équilibres complexes de la planète.

Ce qu’il est particulièrement intéressant de noter, c’est la philosophie et l’argumentation sur lesquelles Jacques Attali fonde sa proposition. Cette dernière nous interroge directement sur les grands changements qui vont formater nos environnements naturels et artificiels, qu’ils soient culturels ou économiques. La critique implicite et décapante des petits privilèges de tous ordres paralysant la re-distribution de la richesse et des pouvoirs est succulente, même si elle reste un peu discrète sur les vrais grands privilèges. La confiscation systématique des initiatives au détriment des talents est tout autant délicieuse à voir mise à mal. Prenons acte que cette critique est d’ordre à faire bouger un peu les monopoles qui paralysent par exemple la recherche et l’enseignement supérieur. Cette démarche mérite d’être bien accueillie dans nos domaines de l’aménagement, où l’administration en est souvent restée aux manières de faire du 19ème siècle.

Dans cette analyse orientée du rapport Attali, j’assume tout à fait le rôle de candide en abordant peu les problèmes qui fâchent. D’autres se chargeront de le faire, chacun avec sa spécificité. Pour ma part, c’est la méthode de travail qui attire toute mon attention. Tout d’abord, le sujet est abordé avec de l’amplitude. Santé, finance, aéronautique, agroalimentaire, distribution, tourisme, services éducatifs, service à la personne, etc., font l’objet, de sa part, d’une saine approche critique et de propositions constructives. L’ensemble de ces domaines constitue un panorama sociétal relativement exhaustif. Reste évidemment le volet social traité avec enthousiasme mais dont les lacunes sont en permanence à fleur de texte.

J’approuve bien évidemment la volonté du rapport qui a l’ambition de constituer non pas une série de mesures juxtaposées mais un dispositif d’actions complémentaires, en interférences, imbriquées et cohérentes entre elles. Raisonner l’ensemble des activités et des cultures (et pas seulement l’économie), de manière globale, permet de re-visiter la notion même de projet collectif. Une véritable utopie en quelque sorte !

En liant techniques nouvelles, société, administrations, usager, développement durable, environnement, économie dans un seul continuum, Jacques Attali nous fait entrer dans une pensée écosystémique, seule capable de prendre en compte à la fois l’intérêt des individus, celui des collectivités et celui de la nature.

On attendait depuis longtemps que la « pensée complexe » (au sens d’Edgar Morin) fasse enfin, officiellement, son entrée dans le monde politico-économique. C’est chose faite et c’est tant mieux, même si tout n’est pas encore parfait, loin de là. En tout état de cause, dans ce contexte, le territoire est d’emblée abordé de manière ‘complexe’ et le rapport Attali pointe, fort à propos, la nécessité d’une méthode mieux adaptée à la complexité du développement durable.

Dans ces conditions, repositionner les hommes (au sein de leurs activités) comme porteurs de valeurs à partir desquelles se refonde la réorganisation sociétale puis économique est un cheminement bien plus séduisant que celui du ‘tout économique’ qui a été, jusqu’à présent, notre seul horizon. La pensée d’Attali, d’un point de vue méthodique, est une nette avancée au regard des scenarii devenus habituels. Ces derniers fragmentaient les propositions par secteurs, au coup par coup, et inféodaient totalement la vie quotidienne aux impératifs du marché. L’introduction de la notion de gouvernance est également un grand pas en avant, même si son application reste particulièrement délicate de par notre culture séculaire de la hiérarchie.

Le point fort du rapport Attali, c’est qu’il procède d’un modèle qui peut être utile tout autant pour traiter d’un pays, de la planète, d’un territoire, d’un ensemble d’individus. Cette approche ‘économico-sociétale’, ouvre la porte à une vision globale de la société et, par là même, à des méthodes implicites d’analyse de la cité et de la ville. Appliquées au seul territoire français, elles peuvent paraître cocardières et égoïstes. Elles ont le mérite de s’ouvrir à la critique et au débat. Sous la pression d’une vraie discussion publique, elles présentent aussi l’avantage de poser une méthode nouvelle de changement portant une cohérence d’ensemble. Une fois collectivement mis au point (si les politiques le veulent) le principe de modélisation ‘économico-sociale et sociétale’ pourra être comparé à ceux expérimentés dans d’autres pays et donner peu à peu naissance à des modèles internationaux généreusement concertés et applicables au plus grand bénéfice de la planète entière.

Comme Jacques Attali, je pense qu’une époque est révolue et que nous allons effectivement vers de la densité, vers de la pénurie, vers la nécessité de résoudre des problèmes de plus en plus complexes dans des temps de plus en plus courts. Dans ce sillage, bien évidemment, je prône de monter au front très rapidement et le plus rapidement possible, afin de commencer à imaginer l’univers technique, environnemental, urbain, territorial, agricole, de demain. Mais l’enjeu n’est pas seulement d’acquérir des techniques nouvelles pour résoudre des problèmes nouveaux. L’enjeu, le vrai, c’est d’acquérir la culture qui va avec, une culture des ‘hautes techniques’, constituée dans un esprit de pacifisme, une culture de la collaboration, de la coopération, de la tolérance, de la gouvernance, du partage et pas seulement une culture de la compétitivité et du rapport de force. L’utopie de Jacques Attali est une bonne occasion de lancer le débat entre les ‘pro’ et les ‘anti’, afin de faire avancer les idées. La compétitivité de la France viendra ensuite…

Jean Magerand

Architecte, urbaniste et paysagiste, Docteur en sciences de l’info.com., enseignant à l’école d’architecture de Paris-la-Villette. Mél : magmor@club-internet.fr