Quelle(s) qualité(s) pour le musée Branly de Jean Nouvel au regard de valeurs essentielles constituant la nouvelle culture en train de se mettre en place dans notre civilisation ? Dans le domaine de l’architecture, le monde des idées resterait aveugle aux transformations du monde contemporain ? Chronique prospective de Jean Magerand.
Cette chronique est parue en première publication sur CyberArchi le 07 mars 2007
A l’automne dernier, Francoise Choay, excédée par le musée Branly, a sorti sa plume la plus « décapante » dans la revue Urbanisme (numéro d’octobre 2006). Ses attaques (douces) contre le bâtiment de Jean Nouvel ont indirectement et involontairement provoqué la montée en ligne des journalistes d’Archiscopie qui ont volé au secours de l’architecte-star. Le ton est monté, engageant les ténors de la presse architecturale pro-Branly dans un échange musclé avec des architectes et des journalistes anti-Branly.
Nous laisserons de côté, ici, le débat sur le bien-fondé de l’existence du musée, et sur le choix des oeuvres exposées, dont Françoise Choay semble remettre en cause le principe même. L’incident entre spécialistes de l’architecture est cependant éclairant. Il n’est bien sûr pas question de prendre parti, ici, pour l’un ou l’autre camp, ni même de les renvoyer dos à dos ; tout débat est bon en soi et fait toujours avancer les idées.
En revanche, ce qu’il est intéressant de noter, c’est l’argumentation sur laquelle porte l’adulation ou le rejet de l’architecture de Branly dans les différents média. Pour mieux analyser la typologie des débats, nous partirons du postulat, généralement admis, que l’une des valeurs qui fonde la grande architecture est son aptitude à témoigner de son époque. Une oeuvre, une pensée, une doctrine, une théorie, une démarche conceptuelle peuvent en effet participer d’une époque ou, au contraire, lui tourner le dos. Ces productions humaines sont les témoignages du degré de connaissance et de savoir-faire portés par les sociétés. Elles témoignent de la profondeur de conscience du réel que porte en elle toute civilisation à une période donnée.
Or, dans l’altercation journalistique autour du musée Branly, ni les uns ni les autres n’argumentent au regard d’un quelconque critère de contemporanéité. Seules des valeurs d’une « modernité implicite » sont repérables. C’est en fait, in fine, dans le cadre d’une telle Modernité-référence, sans cesse ré-interprétée, mais aucunement remise en question, que se déroule l’altercation entre critiques de l’architecture. Tout se passe comme s’il existait une sorte de « modernité-sacralisée » consensuellement acceptée mais jamais explicitement évoquée. Dans ce débat contradictoire, les uns considèrent que ladite modernité doit par exemple se soumettre aux tissus parisiens, les autres estimant que la qualité des effets spatiaux et spéciaux de tous ordres, isolés comme phénomènes indépendants, sont suffisants en eux-mêmes pour faire oeuvre de modernité.
Evidemment, c’est sur la nature même de cette Modernité-référence, objet non-dit du litige, sans cesse suggérée et implicitement acceptée par les deux parties adverses, qu’il convient de s’interroger.
Le débat d’experts se déroule (ou plutôt s’enroule) dans un univers délimité, implicitement borné par les différentes valeurs de cette Modernité-référence, héritées, de toute évidence, en ligne plus ou moins directe, du Mouvement Moderne, c’est-à-dire d’une modernité datée. Pourtant, dans les déclarations écrites, à aucun moment, et cela de manière étonnante, n’émerge un questionnement quant à l’étalonnage de cette Modernité.
Il paraît par ailleurs probable, si l’on lit entre les lignes de Françoise Choay, que les concepteurs du musée Branly eux-mêmes, dans leurs textes explicatifs, ne se soient pas éloignés, non plus, de cette « modernité-architecturale-référente et implicite » à laquelle se réfèrent, « de manière toute naturelle », les critiques.
Ainsi, tout semble se passer comme si, dans le domaine de l’architecture, le monde des idées restait aveugle aux transformations du monde contemporain. Cela n’a rien d’étonnant car cette situation d’aveuglement est récurrente dans l’histoire. A toutes les grandes époques de mutation forte, une modernité-vraie, une modernité réactualisée, prend corps en architecture, comme en tous domaines. Mais elle s’installe tardivement, le plus souvent en toute inconscience collective, au sein d’un ensemble de visions nouvelles, situées au croisement de domaines jusqu’alors séparés.
La Renaissance, le cartésianisme, la modernité industrielle et, d’une manière générale toutes les grandes mutations civilisationnelles, ont constitué en leur sein des regards nouveaux et ont fait basculer toute la connaissance dans un dispositif unitaire et fécond en innovation.
Pour ce qui concerne la mutation en cours, le même phénomène d’aveuglement semble donc se reproduire. Cet aveuglement se traduit par le fait qu’à aucun moment dans les débats de Branly, n’est avancée une quelconque « modernité ré-actualisée », c’est-à-dire un « nouveau référent » fondé sur des valeurs « interdomaines », clairement identifié, vecteur d’une mutation forte et explicitement définie ; un référent susceptible de fournir, de plus, un repère contemporain et non partisan, à la pensée architecturale.
La formulation de ce nouveau-référent-moderne est donc primordiale aujourd’hui. Et là encore, l’histoire nous apprend qu’un « vrai-référent », qu’une Modernité-vraie, n’est pas un état de fait sans cesse perfectionné, comme les pensées réactionnaires, toujours latentes, pourraient le laisser croire. Cette « nouvelle modernité » est une dynamique, une direction, un perpétuel devenir, elle est obnubilée par ce qui va advenir. Elle est riche en utopie. Elle est toujours authentique parce qu’elle s’institue par un pacte implicite, entre des savoirs nouveaux et parce qu’elle est librement choisie. Ce pacte a pour objet la transformation future de l’état présent.
C’est la mise en évidence de ce pacte inter-savoir qui va permettre d’établir le portrait- robot de la nouvelle modernité puis d’en préciser les caractéristiques et enfin l’identité. C’est cette pensée, implicitement porteuse d’avenir, qui fixe et/ou identifie les modalités et les objectifs à atteindre ; chaque époque ayant ses problèmes fondamentaux à résoudre. Pour ces raisons, la notion même de « contemporain véritable », de « modernité-vraie », ne saurait s’abstraire de la notion d’évolution et encore moins de prospective.
Aujourd’hui, ce « pacte-intersavoir moderne en mutation forte » existe. La révolution informatique, la révolution de l’information, la révolution des sciences du vivant bouleversent notre quotidien et formatent nos sociétés. La révolution des sciences de la complexité, la théorie du Chaos et bien d’autres approches nouvelles du réel, font craindre l’avenir mais font naître aussi l’espoir de la constitution de dispositifs sociétaux plus élaborés, plus conviviaux, plus humains.
La révolution technique est en route, la révolution culturelle s’engage, les grandes aspirations de notre époque sont de plus en plus évidentes. Des pactes se constituent un peu partout entre les tenants de cette nouvelle modernité naissante. Une nouvelle mutation civilisationnelle, une « modernité- vraie » est en cours de constitution – si elle n’est pas déjà, à notre insu, solidement installée dans chacun de nous.
Ainsi, ne peuvent s’inscrire dans un débat authentiquement contemporain que les pensées et les oeuvres qui relèvent de cette problématique de changement identifié, maîtrisé et qui souscrivent, en outre, à des directions nouvelles, collectivement définies au regard des objectifs à atteindre.
C’est cette direction nouvelle qui va permettre d’affiner une critique éclairée des pensées et des oeuvres. Il faudra qu’elle soit préalablement bien identifiée, bien cadrée, bien conscientisée. C’est une telle critique, soigneusement formatée par le contexte de mutation, qui permet d’évaluer si une oeuvre est porteuse de valeurs passéistes et frelatées ou si, au contraire, elle est installée au sein d’un débat actuel, scellée dans le vif des aspirations de son époque, tournée vers des objectifs nouveaux, articulée dans les principes d’une modernité en devenir, en d’autres termes si elle est « authentiquement contemporaine ».
De cela il faut déduire que le musée Branly ne saurait être évalué sérieusement selon les canons de la modernité de la Renaissance, ni selon ceux de la modernité du Mouvement moderne, même ré-actualisée, pas plus que selon les critères d’une modernité floue et consensuelle à la fois.
Il est donc nécessaire de confronter l’oeuvre-Branly à ce « nouveau-référent ». C’est cette confrontation qui permettrait d’affirmer de manière fiable que cette architecture répond aux critères d’une nouvelle modernité. En toute logique, cette opération reviendrait à vérifier de manière indubitable si l’oeuvre architecturale s’est coupée des vieux démons d’une modernité architecturale vieillissante, si elle mérite le statut d' »architecture exemplaire authentiquement moderne », si elle constitue un témoignage éclairé sur les grands débats contemporains fondamentaux, si elle participe de manière active et dynamique à une nouvelle modernité-vraie.
Il n’est pas question ici d’aller fouiller dans la pensée et la production de Jean Nouvel pour savoir si son bâtiment inclut ces valeurs fondamentales ou si au contraire il se situe dans la superficialité des « oeuvres d’esbroufe « comme on en rencontre tant dans l’histoire et que le recul du temps démystifie en les plongeant dans l’oubli. Je laisserai ce soin aux spécialistes patentés de la critique architecturale. Il s’agissait, ici, tout au plus d’observer les outils-critiques qui servent à évaluer, entre autres, la qualité, la modernité et donc, par là même, la valeur prospective du musée.
Si ces outils critiques avaient été employés de manière consciente, évidente et partagée, ils auraient, par là même, permis de jauger la qualité du musée-bâtiment au regard de valeurs essentielles constituant la nouvelle culture en train de se mettre en place dans notre civilisation. Ils auraient, en même temps, positionné les discours et les critiques de type architectural en fer de lance au sein de ces nouveaux discours.
En guise de conclusion, affirmons, au risque de provoquer un vrai débat, qu’en l’absence de reconnaissance et de formulation de cette modernité-vraie, toute critique du musée – et de toute autre oeuvre – est sujette à caution quant à l’appréciation de sa vraie valeur civilisationnelle. Affirmons que cette modernité-vraie ne peut être qu’une modernité-prospective et quelle est donc indissociable d’une pensée prospective. Affirmons que cette modernité-outil, n’est pas seulement utile à l’évaluation des oeuvres mais qu’elle peut aussi potentiellement nous permettre de mieux comprendre et donc de mieux prendre en charge, de manière éclairée, notre avenir. C’est ça aussi la vraie mission de l’Architecture.
Jean Magerand
Architecte, urbaniste et paysagiste, docteur en sciences de l’information) enseignants à l’école d’architecture de Paris-la-Villette.