Pourquoi une rubrique prospective et architecture ? Parce qu’il nous faut répondre à une attente trop longtemps insatisfaite, parce que nous souffrons d’une époque qui se polarise surtout sur le présent et le court terme et si peu sur l’avenir, et parce que, plus simplement, nous aimons regarder le futur lointain les yeux dans les yeux. Chronique prospective de Jean Magerand et Claire Bailly.
Cette chronique est parue en première publication sur CyberArchi le 25 janvier 2007
De l’académisme à la prospective
Las de constater une quasi totale indifférence, face aux grandes mutations de notre époque, nous avons tout naturellement été amenés à dénoncer, à de nombreuses reprises, le statu quo, le consensus, la pensée unique, le « politiquement correct« , en matière de conception. Nous avons en particulier évoqué la présence et la prégnance d’un modernisme-fossile doublé d’un académisme moderne. Nous nous sommes déjà longuement expliqués sur notre époque discrètement réactionnaire, en la comparant, entre autres, à celle qui portait l’académisme du 19ème siècle (voir Jean Magerand et Elizabeth Mortamais Vers la Cité hypermédiate, l’Harmattan, 2003). Nous fustigeons sans cesse le fossé qui s’est peu à peu creusé entre les avant-gardes techniques et scientifiques, et la pensée des concepteurs.
Force est de constater que de nos jours, en matière d’aménagement, la langue de bois, le consensus mou, le « bon ton » et le « bon goût moderne » sont monnaie courante. Ils répandent des discours policés et le sentiment que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Ces travers sont certes très souvent utiles aux carrières personnelles mais ils n’ont jamais été très propices à diffuser des idées nouvelles. Nous avancerons donc, en arrière main de la prospective, un propos critique qui nous semble indispensable dans la période de révolution civilisationnelle que nous vivons aujourd’hui.
Bien évidemment, la prospective, utilisée comme outil d’évaluation du présent, est la porte grande ouverte à la controverse et aux polémiques de tous ordres. Mais justement, notre intention est d’oeuvrer dans le « discutable« , dans ce qui peut être remis en cause ; nous voulons ouvrir le débat. Le mot est lâché ! Effectivement, de notre point de vue, ce qui fait vraiment défaut aujourd’hui, en architecture, en paysage ou en urbanisme, c’est un vrai débat contradictoire qui puisse simplement dépasser le « j’aime-j’aime pas« , doctement explicité, que nous subissons trop souvent.
C’est là le propre d’une rubrique « à point de vue » ; il s’agit sans cesse de raviver l’idée que tout ce qui fait consensus n’est pas forcément porteur de vérité. Il s’agit également de remettre en cause nos certitudes qui semblent les mieux établies, même (et surtout), si ces habitudes sont vieilles de plusieurs décennies.
Les symptômes de l’académisme
Au hasard de l’actualité récente, la candidature avortée de Paris aux jeux olympiques de 2012 n’est pas sans exhaler ce parfum de quiproquo et de débat occulté et tout cela dans un dispositif où l’urbain et l’architectural ont une importance capitale. Ce « raté » a illustré, au dire de la presse internationale, le syndrome du vieux caillou touristique et implicitement, en creux, l’obsolescence de la « pensée moderne » française en matière d’aménagement.
Même si l’avis du Comité olympique est toujours sujet à caution, il n’en demeure pas moins que l’argumentation avancée sur le manque de vue prospective du projet de Paris, est difficile à contrecarrer. Cette argumentation consensuelle pour la candidature française a pourtant massivement semblé inébranlable pendant toute la préparation des opérations d’aménagement. Avec le recul, cette désapprobation internationale ne manque cependant pas de nous interroger à propos de cette sanction pour défaut de vision d’avenir…. même s’il faut bien admettre que Tony Blair a joué de ses charmes politiques pour subtiliser les « Jeux« . Mais sur le fond, la critique n’en reste pas moins vraie quant à la vision figée du projet français.
Cette gifle demeure encore incomprise par la classe politique francilienne. Comment les sportifs-décideurs ont-ils pu suspecter les aménagements parisiens d’être des projets passéistes alors que les politiques ont scrupuleusement suivi les conseils de leurs technocrates, experts et spécialistes les plus éclairés ? Ces derniers, comme à l’habitude, leur avaient conseillé d’insérer de beaux projets modernes, respectueusement installés dans le tissu patrimonial parisien. Ce qu’ils ont respecté scrupuleusement.
Comment, après avoir sorti l’artillerie lourde des architectes résolument tournés vers la « modernité« , et de plus respectueux du tissu urbain existant, peut-on en arriver à récolter des critiques fustigeant l’archaïsme et le passéisme de la France ? Comment ce stratagème générant de manière infaillible la qualité urbaine, et si efficace habituellement, a-t-il pu échouer ?
En tout état de cause on ne saurait suspecter de faiblesse les services de communication de la candidature française. A l’unanimité, la presse internationale a salué les actions d’accompagnement, de communication et de promotion, qui ont été parfaitement orchestrées et réussies.
Une modernité qui se meurt des suite d’un long académisme larvé ?
Dès lors, le doute n’est guère permis, c’est bien une certaine idée de la modernité, pourtant internationalement cautionnée jusqu’à présent, qui a été mise en cause. De ce fait il convient de s’interroger sur la pertinence même de cette modernité. Force est de conclure que c’est obligatoirement là que sont nées les causes profondes de l’image critiquée. Force est de constater que c’est la nature même de cette Modernité qui a contribué à déclencher le dispositif de sanction du Comité olympique. Dans le cadre d’une interrogation sur la prospective contemporaine, cette sanction nous interpelle quant aux malaises et aux contresens profonds qui se sont installés, peu à peu, dans l’approche de la ville, de la Cité et des territoires, mais aussi de l’architecture et du paysage.
De fait, une certaine politique de la ville, articulée autour d’une pensée typo-morpho-historiciste et confortée à grand renfort de Belle Architecture moderne, a probablement trouvé là ses limites. Elle vient très probablement d’entendre sonner le glas de sa toute puissance parisienne, mais aussi française et internationale. C’est cette pensée, beaucoup trop sûre d’elle-même, qui est sur la sellette. C’est de toute évidence par elle qu’est arrivée (par surprise, et dans l’incrédulité générale), la critique appuyée sur le passéisme parisien et, par extension sur un certain conservatisme français.
Il faut bien admettre qu’en conséquence de l’absence d’un véritable débat de fond, nos outils intellectuels, dans les domaines de l’aménagement, ont pris un coup de vieux. Nous avons probablement trop longtemps confondu logiques de l’histoire, historicisme, passéisme…et, paradoxalement, Modernisme. A force de vouloir toujours, à tout prix, donner la priorité absolue à une conciliation éclairée hybridant Patrimoine et Modernité, nous avons dû oublier en route quelque chose d’essentiel.
Constatons qu’aujourd’hui, globalement, les pensées urbaines, paysagères ou architecturales, contrairement aux époques de haute modernité, se trouvent totalement coupées, sauf de façon marginale, des grands mouvements de pensée avant-gardistes qui traversent la science, la technique et la philosophie contemporaines.
Cette coupure est discrète car elle est en partie camouflée, en France tout du moins, par une multitude de grands prix d’urbanisme, de paysage, d’architecture, de récompenses en tout genre et d’architectures starisées qui constituent une modernité re-constituée de toute pièce, c’est-à-dire une avant-garde artificielle. Loin de nous l’idée de remettre en cause les institutions. On ne saurait en effet, sans mauvaise conscience, fustiger ces pratiques de promotion de l’architecture. Elles permettent de vendre de temps en temps un « nom de l’architecture » à une puissance étrangère comme on lui vendrait un TGV ou un Airbus. Ces dispositions entretiennent une image positive de la France et contribuent à sa notoriété. On ne peut donc que s’en réjouir. De plus, ces manifestations ont le mérite de créer l’événement autour du monde de l’aménagement et de sensibiliser les décideurs à la nécessité de la qualité et c’est tant mieux.
Pour autant, ce n’est pas, et loin s’en faut, cette nécessaire poudre au yeux qui rétablit un vrai débat et qui résout les problèmes de fond de la pensée architecturale, paysagère ou urbanistique. Tout au plus, ces manifestations sont-elles l’occasion de constituer, sinon du contenu, du moins du sens. Mais ce mot, même s’il est à la mode, n’a que bien peu d’impact face la mutation civiliationnelle dont justement on a encore bien de la peine à saisir le sens profond.
La nécessaire auto-critique d’une modernité vieillissante
L’analyse de la production des concepteurs montre que toute considération sur la modernité civilisationnelle a peu à peu disparu de la modernité architecturale ou urbaine devenues consensuelles au niveau international. Au mieux, subsistent quelques tentatives de réponse aux dysfonctionnements conjoncturels. Souvent, seul un discours de l’esthétique moderne réussit à surnager dans les propos dominants. Exit les amours entre architecture et connaissances scientifiques de pointe, incontournables symptômes des grands moment de l’histoire de l’architecture.
Aujourd’hui, l’avant-garde-vraie et l’utopie sont définitivement bannies des discours des concepteurs. Tout au plus quelques borborygmes conceptuels, ici ou là, trahissent la présence de la mutation sociétale en cours. La seule vieille utopie qui reste encore avec l’âme chevillée au corps, c’est celle du logement social…que nous n’arrivons même plus à produire pour les plus démunis. Pour le reste quelques réminiscences des années 70, années folles de l’architecture, tentent encore de nous faire digérer la pilule de la banalité et de la consommation commerçante comme ultime utopie. Le présent serait alors le but assumé de notre avenir.
Il faut à coup sûr aller chercher les causes de cette « utopie de la non-utopie » dans les traumatismes de l’histoire récente qu’a vécue l’architecture. De fait Archigram, Hans Hollein, Superstudio et autre Archizoom ont fini par réduire l’architecture moderne à une avant-garde de l’avant-garde, provoquant du même coup la destruction de la notion même d’avant-garde, par atteinte du « degré zéro » de l’architecture constructible.
Peut-être faut-il aussi incriminer les postmodernisme et autre décontructivisme accompagnés d’une cohorte de petites modes passagères qui n’ont jamais pu remonter la pente et proposer des pensées prospectives durables, c’est-à-dire inscrites dans un dispositif culturel fondamental, comme l’avaient fait les grands C.I.A.M.(Congrès Internationaux d’Architecture Moderne) aujourd’hui obsolètes.
En tout état de cause, depuis longtemps, la vraie prospective semble être le dernier des soucis du monde de l’aménagement, tout occupée qu’est la plupart de ses intellectuels à tenter de donner une réponse immédiate à la multitude de problèmes que soulève la société contemporaine.
Dans cette société qui semble avoir perdu ses repères, l’architecture, entre autres, s’est coupée de la « Technique noble » c’est-à-dire de la technique comme expression de la conscience profonde de son temps. Elle est devenue le simple produit et objet des savoir-faire d’aujourd’hui quand ce n’est pas d’hier. Confondant technicité et pensée technique, les domaines de la conception se sont repliés d’une part sur une culture des objets, matières et matériaux « tape-à-l’oeil« , produits par le monde industriel, et, d’autre part, sur une technique liée de manière étriquée à la construction. Les techniques ready-made sont aujourd’hui choisies pour leurs qualités plastiques au détriment du témoignage qu’elles pourraient apporter quant à notre vraie technicité contemporaine. De la Technique comme expression essentielle d’une civilisation, comme pilier de la modernité, nous sommes peu à peu passés à une multitude de techniques traînées de force, entre autres dans l’architecture. Cette dernière est de plus en plus souvent confondue avec l’édification de bâtiments inhabituels, voir saugrenus, trop souvent régis par le seul syndrome du «m’as-tu vu ?» érigés en chef-d’oeuvre.
Aujourd’hui, l’esthétisme met en scène la technique en façade, la transcende dans des dispositifs scénographiques et la fait belle comme une toile d’artiste. Les esthètes s’en contentent… pour autant la Belle est, trop souvent, tout aussi bête ; sortie de ses beaux portraits sur papier glacé, exposée dans les revues professionnelles, elle n’a souvent pas grand chose à dire sur le monde qui nous entoure. Elle parle en voix off, par des formules doctrinales assénées « à l’emporte-pièce » et qui en disent long sur leur viduité conceptuelle. La qualité, ou plus exactement la qualité esthétique, a remplacé la qualité de l’à-propos. Pathologie récurrente de la pensée conceptrice qui, dans l’histoire, est régulièrement sujette à de mauvaises rechutes académiques.
Comment d’ailleurs vouloir faire dire à une architecture quelque chose d’approprié à son époque, lorsque la pensée architecturale a rejeté presque totalement toute projection vers l’avenir ? Comment évoluer lorsque l’on vit conceptuellement au jour le jour et que l’on finit par avoir, pour seule solution, celle de répondre intelligemment et esthétiquement aux questions que vous pose de manière inintelligente l’époque toute entière ? Comment faire évoluer le débat lorsque l’on n’a pas pour objectif de se questionner sur la pertinence même des questions auxquelles l’on doit répondre ? Faute de questionnement, la confusion s’installe alors entre la futurologie, la science fiction, la prospective, la modernité, le scientisme, l’avant-garde, l’anticipation, l’utopisme (confondu avec l’irréalisme) et l’authentiquement contemporain.
Le nouveau défi écolo-technique
Pourtant le contexte et le support de l’application de nos savoir-faire de concepteurs sont en train de muter et nécessitent une anticipation urgentissime. En particulier, les rapports sont de plus en plus tendus entre la planète et les installations humaines. Toutes les questions essentielles et vitales d’aujourd’hui nous renvoient inexorablement vers la nécessité de prévoir et de maîtriser un avenir de moyen et de long terme.
La tendance au réchauffement planétaire est maintenant suffisamment explicite. Les déplacements de plus en plus faciles font de nous des nomades-polluants et pilleurs-de-planète que fustige l’écologie moderne. Nous voyageons comme nous respirons mais demain la crise pétrolière et/ou le réchauffement de la planète peuvent nous sédentariser à nouveau.
Les modes de production industriels sont devenus si performants qu’ils peuvent saturer la terre et dénaturer, voire détruire, la majeure partie des écosystèmes. Les cultures de biocarburant risquent d’envahir les champs sur des territoires immenses. Ces cultures avides d’espace transformeront la majorité des surfaces cultivables en stations services vertes tandis que muteront irréversiblement les milieux encore naturels et que se banaliseront à tout jamais les paysages de campagne.
La nature est donc en pleine détérioration et nécessite une nouvelle approche de l’aménagement des territoires.
La mutation technique
Si la pensée conceptrice est imperméable à la vraie mutation technique, la société, elle, est inexorablement contrainte à une évolution précipitée, sous la pression des nouvelles techniques. Aujourd’hui, l’information se traite en temps réel et la planète a la taille d’un jardin de banlieue. La mondialisation détruit l’emploi, redistribue les cartes, crée la fortune et la misère, génère des explosions urbaines et a occis des villes entières. L’économie est de plus en plus immatérielle, insaisissable, incompréhensible et semble se jouer des prévisions.
Constatons effectivement, que l’accélération des techniques modifie complètement notre univers en commençant par celui du travail. L’organisation du travail, du lieu de travail, des conditions de travail sont bouleversées à l’unisson, mais aussi la vie en famille, le loisir, la Culture et tout ce qui plus généralement constitue la cité et l’environnement.
L’évolution de l’information et de la communication fait éclater l' »habiter » ; nous sommes encore un peu chez nous, dans notre boîte à lettres, lorsque nous consultons notre messagerie électronique depuis Québec ou Séoul. Nous sommes dans l’intimité permanente des discussions personnelles avec nos proches, même quand nous sommes éloignés d’eux. Nous stockons à proximité de clic des multitudes d’informations que nous consultons et réorganisons à distance.
L’Homme en train de muter
Dans cette mutation culturelle imprégnée de nouvelles contraintes et de stress, se pose alors la question, d’un environnement moins violent. Au sein de cette quête d’un monde meilleur, que nous assumons totalement, campe l’Homme du 3ème millénaire, celui que nous serons demain. « Homo un peu informaticus« , sans aucun doute possible. Mais aussi un Homme non réductible à un Modulor, c’est-à-dire qui ne sera plus ni modulable ni standard mais unique et irremplaçable. Un Homme dont la puissance de mémorisation est en train de faire un bond, comme lors de l’invention de l’écriture. Un Homme capable d’accéder en temps réel à des milliards d’informations qui reformatent sa connaissance potentielle ou encore sa faculté d’auto-défense face aux institutions et aux groupes de pression. Un homme plus proche de la maîtrise des droits que lui donne la loi. Un Homme tout à la fois semi déïfié, capable d’agir à distance et capable de manipuler des sommes de données que seuls les génies pouvaient appréhender jusqu’à présent. Un Homme aussi semi-esclave de ses techniques et en proie à son auto-destruction. Un Homme qui vivra différemment de nous. Un Homme dont on peut assurer qu’en aucun cas il ne pourra se satisfaire de la modernité qui est la nôtre, pas plus que de l’habitat, du travail ou de la ville tels que nous les envisageons aujourd’hui.
Des outils désuets
Pour prévoir et dessiner les contours de ce nouveau milieu en train de naître, se pose la question de la nature et de la puissance des outils méthodiques nécessaires pour continuer à habiter la planète, c’est-à-dire à l’aménager, tout en conservant les équilibres vitaux et des conditions de vie tolérables et durables.
La pensée sur la ville ou sur l’architecture avaient jadis la « puissance » suffisante pour résoudre les problèmes des aménagements nécessaires à la survie des sociétés. Ils étaient opérants pour donner à chacun un cadre de vie satisfaisant, dans un dispositif vertueux, proposant, au fur et à mesure du progrès technique, de plus en plus de confort et de sécurité aux individus.
Mais, le système a atteint ses limites et n’est plus apte à endiguer le mouvement d’implosion destructive dans lequel est en train de rentrer la terre entière. Nos outils conceptuels ne sont plus suffisants pour rendre cohérents l’aménagement de la planète et sa survie. Nos géniaux outils de paysagiste, d’architecte, d’urbaniste, patiemment mis en oeuvre par la Spatialité du Mouvement moderne ne sont plus vraiment opérants face à la complexité des phénomènes de mutations planétaires.
La nécessité de formuler de nouvelles directions
Effectivement, les accumulations de nouvelles contraintes de production complexes génèrent une accumulation de nouveaux aménagements, à mises en oeuvre tout aussi complexes, induisant eux-mêmes des réactions en chaîne difficiles à prévoir, à analyser et à maîtriser. Ce nouveau contexte qui se profile à l’horizon est donc loin d’être neutre et il nécessitera la mise au point de méthodes adaptées, avides d’outils à haute teneur en calcul.
Nos démarches et méthodes actuelles de théorisation, de conception, de traitement du paysage, de l’architecture ou de l’urbanisme, sont devenues à ces aménagements complexes ce que le silex est au Laser. Face à ce monde qui s’effiloche, face à celui qui se constitue, il convient de concevoir et de produire de l’organisation nouvelle. Nos nouvelles pratiques de concepteurs vont donc entrer dans des processus rénovés, eux-mêmes pris dans la tourmente des bouleversements territoriaux, humains, géographiques, sociétaux et, bien sûr, sociaux et culturels.
La reprise en main et la mise sous protection de la planète-mère va nécessiter un travail très en amont pour identifier, prévoir, projeter, une occupation humaine des territoires qui préserve des cités vivables. Ce sont donc des outils méthodiques nouveaux, capables de concilier exigence de progrès et respect de la planète, qu’il est nécessaire et urgent de mettre en oeuvre.
Le Mouvement moderne avait dû inventer des outils d’analyse et de traitement du territoire pour maîtriser la nature sauvage et installer sa modernité sur la totalité de la planète. Nous avons aujourd’hui à réparer les erreurs nocives de cette modernisation tout à la fois violente et effectuée à la légère. Nous avons à proposer de nouvelles modalités d’organisation et de répartition des activités humaines sur le territoire. Nous sommes dans l’obligation vitale de consommer proprement et rejeter de même.
Notre ultime objectif est de laisser, aux générations futures, la planète « aussi propre que nous aurions aimé la trouver en arrivant« . Cet ensemble complexe que nous avons à mettre en oeuvre, pour aménager un cadre de vie propre et sain, nécessite une conscience, en temps réel, de phénomènes qui échappent à l’échelle du quartier, de la ville ou même de la région. Nous avons ainsi à inventer également de nouveaux outils de ré-organisation du territoire qui soient plus adaptés aux exigences et à la complexité d’un macro-écosystème devenu fragile.
L’obligation d’un débat prospectif
La nécessité du débat prospectif va donc bien au-delà d’une simple volonté de toilettage de nos savoir-faire. Il est de ce fait utile et urgent de secouer les « blasés de la prévison à long terme » qui rejettent l’utopie et l’avant-garde ; technocrates éclairés ou professionnels écoutés. Il s’agit de faire douter ceux qui n’ont en guise de pensée que des certitudes et qui croient encore au « grand soir de la Modernité enfin achevée« . Hélas, pour les nostalgiques, la Modernité, comme la nature, n’a pas de point d’équilibre, elle ne peut être qu’un équilibre dynamique, c’est-à-dire en état permanent de rééquilibrage et en perpétuel état d’ inachèvement, en perpétuelle imperfection. C’est parce que nos grands-pères ont pensé le contraire que nous sommes aujourd’hui en lutte contre une auto-destruction de note propre civilisation.
Là, entre les lignes de cette rubrique commence donc un modeste questionnement sur notre devenir. Nous faisons cap vers un avenir vaste et imprécis. Notre but est de récolter des indices, même minimes. Nous connaissons la nature du forfait ; la majeure partie des individus qui vivent au-dessous du seuil de pauvreté, une planète qui commence à donner des signes d’empoisonnement, un sentiment d’inquiétude collective et de mal-vivre individuel, qui envahissent la société contemporaine, une extension des constructions au détriment des terres agricoles, une forte régression sociale après la période des trente glorieuses….
Pour notre part, nous sommes tombés accros lorsque nous avons, de manière patiente, commencé à réfléchir, avec les étudiants, à l’avenir de notre quotidien. Nous avons abordé cette problèmatique au sein du Groupe Prospectif et au sein du nouveau Master d’architecture « Histoires et prospectives » de l’école d’architecture de Paris-la-Villette. Nous avons tout juste pu prendre la mesure de la difficulté. En contrepartie nous commençons à entrevoir les fabuleuses perspectives qui s’ouvrent à tous les spécialistes de l’aménagement dans les décennies à venir. Notre point de vue prospectif se nourrira donc des grandes mutations civilisationnelles qui se déroulent sous nos yeux.
Nous sommes bien conscients que nous ne ferons, dans le cadre de cette rubrique, qu’un infime tour d’horizon, au regard de la problématique générale. Qui plus est, la qualité des aménagements et des constructions n’est que l’un des indicateurs de notre santé sociétale. Il ne saurait résoudre à lui seul « toute la misère de la terre« , même s’il peut y contribuer.
Par la création de cette chronique, nous appelons, aussi et surtout, de nos voeux, la mise en place d’une véritable stratégie ambitieuse de l’Etat, en matière de recherche sur la prospective. En particulier, un sain regard vers l’avenir se doit d’être formulé de manière explicite et affirmée, par tous ceux qui s’occupent des domaines de la conception au sein des administrations centrales. Nous avons un besoin urgent d’une politique de la prospective sur le moyen et le long terme pour anticiper efficacement les risques de bouleversements irréversibles.
Tout autant que les domaines scientifiques, les domaines de l’aménagement ont besoin d’un secteur d’enseignement et de recherche dynamique et donc financé décemment. C’est là la condition incontournable si nous voulons avoir les moyens de prendre en charge le cadre de vie du 21ème siècle.
En aucun cas un travail efficace sur l’avenir ne saurait se contenter d’une fausse modernité. Il est urgentissime de constituer des dispositifs technologiques capables de nous aider à mieux habiter la planète, à mieux en respecter les équilibres naturels.
Ce qui vaut dans cette aventure, pour qu’elle soit bénéfique à l’humanité dans son ensemble, c’est donc la création et l’utilisation de nouvelles méthodes, mais aussi et surtout la constitution d’une nouvelle Culture noble commune, autour de ces nouvelles techniques. Ce patrimoine intellectuel collectif est indispensable à acquérir pour réussir à ré-aménager et rééquilibrer notre milieu.
Précisons encore que les nouvelles techniques ne sont bien évidemment pas une fin en soi et elles ne résoudront pas tout par leur simple utilisation. Elles sont un moyen pour nous aider à mieux gérer en temps réel les perturbations que nous produisons. Elles peuvent être la clé de nouveaux rééquilibrages indispensables à notre survie.
Rappelons enfin, au risque de nous répéter, que l’aménagement, la construction, l’agriculture formatent de manière considérable notre environnement. La pensée en architecture, en urbanisme et en paysage, dont la finalité est de produire une ré-organisation cohérente du milieu, présentent donc un enjeu primordial dans cette incontournable maîtrise des phénomènes écologiques planétaires.
Puissent les domaines de l’aménagement participer utilement à cette épopée et puisse cette rubrique apporter sa modeste pierre à l’édifice.
Claire BAILLY (paysagiste et urbaniste) et Jean MAGERAND (architecte, urbaniste et paysagiste, docteur en sciences de l’information ), enseignants à l’école d’architecture de Paris-la-Villette.