Travailler et s’exprimer sur la prospective amène obligatoirement un regard critique sur nos manières contemporaines de faire et de penser. La prospective dérange les conformismes et nécessite donc, pour s’exprimer pleinement, un support de libre expression. Aussi, lorsque Christophe Leray nous a demandé d’ouvrir une rubrique Prospectives dans le Courrier de l’Architecte nous n’avons pas hésité.
article publié dans Le Courrier de l’Architecte (10-11-2010) : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_919
Nous avons compris son propos et l’objectif de l’équipe de rédaction. Nous avons donc immédiatement adhéré au concept de la revue et à la posture qu’elle se propose de tenir ; nous avons compris que nous pourrions développer là une réflexion spécifique.
Si nous nous passionnons pour la prospective, c’est qu’elle nous aide à choisir nos avenirs potentiels. Elle permet de faire émerger des lignes de choix collectifs et d’en débattre avant même que les erreurs ne soient commises. La prospective est d’autant plus utile qu’elle est constituée dans des périodes de crise généralisée.
Dans l’histoire, les périodes de trouble, de mutations économiques culturelles ou techniques génèrent un climat d’incertitude. Dans ces moments-là, la pensée architecturale semble perdre ses repères et cela en dépit du fait que sa fonction sociale fondamentale est de pré-voir et de prévoir un nouveau cadre de vie. Souvent, au sein de ces époques de mutation, dans un premier temps, elle abandonne ses dispositifs utopiques et tente de peaufiner ses modernités antérieures ; elle s’académise, comme à la fin du 19ème siècle par exemple.
Personne ne doute que nous entrons aujourd’hui dans l’une de ces périodes de grands troubles et de grands changements. Dans ce contexte, cette « Rubrique Prospectives » sera avant tout l’occasion de regarder en face le drame contemporain qui se joue et dont nous sommes tout à la fois, dans la plus grande confusion, auteurs, acteurs et spectateurs. Notre ambition est de prendre de front cette mutation, de l’anticiper en tentant de mieux la comprendre et surtout d’en mieux saisir les effets sur notre travail de concepteurs en architecture, en paysage et en urbanisme.
L’enjeu est clair : il devient indispensable, de notre point de vue, de reconstituer de vrais scenarii possibles, prenant en compte différentes données contemporaines nouvelles et fondamentales. Pour cela, il convient de mieux connaître les phénomènes de vieillissement de notre Modernité pour mieux les combattre au sein de nos réflexes et habitudes. Il convient également de mieux évaluer les mutations technico-culturelles que tout à la fois nous rejetons collectivement par nos discours et assimilons, au quotidien, dans nos pratiques nouvelles.
Les technologies nouvelles sont primordiales à étudier car en quelques décennies, elles ont déjà totalement changé notre rapport au réel. Elles nous engagent tous les jours un peu plus dans de nouvelles manières de raisonner, d’organiser, d’envisager, de prévoir, d’interpréter, de concevoir, de rêver, d’aimer, de vivre. De l’effroyable puissance de calcul des machines émergent donc de nouveaux sentiments, de nouvelles sensibilités et de nouvelles poésies. De là naissent de nouvelles aspirations à une société autre, à un statut de l’individu fondé sur d’autres bases.
Parallèlement, les grands déséquilibres environnentaux nous imposent de mieux connaître le milieu vivant dans lequel nous évoluons, pour moins l’asphyxier, voire mieux le protéger. L’état de détérioration dans lequel nous avons mis notre milieu de vie nous impose de toujours mieux le comprendre, le calculer, le prévoir afin de mieux le respecter. En parallèle, nous sommes contraints de mettre en place de nouveaux mécanismes de réorganisation sociétale qui engendrent inéluctablement et directement de nouvelles manières d’aborder l’aménagement et qui remettent en cause nos savoir-faire modernes. Pour cela, les nouveaux outils de traitement de l’information sont indispensables et justement, ils sont à notre disposition.
De plus, dans cette dualité Machine-Nature, il n’y a plus la bonne nature de Rousseau et son corollaire la société ‘pervertissante’. Il n’y a pas plus la bonne société du progrès face à la nature barbare. Par la force des choses, collaborent et entrent en synergie deux mondes que l’humanité avait pourtant opposés depuis des millénaires : celui du biologique, fabriqué par la nature et celui de l’artificiel, produit par l’Homme. « Nature » et « culture » s’installent en fait dans une même continuité complexe qu’Edgar Morin ou Joël de Rosnay ont maintes fois commentée.
C’est au sein de cette hybridation « vivant-inerte » que nous avons tenté, à titre personnel, de situer nos travaux de concepteurs, d’enseignants, de chercheurs et de théoriciens. Nous avons parlé de cités, d’architectures ou de paysages « bio-numériques » qui veulent exprimer la nécessaire réactualisation de ces rapports ambigus entre l’Homme et la nature et entre l’homme et son milieu artificiel. Nous croyons à cette double piste d’une hypertechnicité et d’une sur-assistance de la nature. Nous faisons donc, à titre personnel, le choix d’une hypothèse qu’il nous reste collectivement à vérifier.
Nous serons donc bien, dans cette chronique et nous l’assumons, juges et parties, car nous sommes conditionnés par un discours doctrinal que nous produisons par ailleurs, en temps réel. Pour autant, nous n’avons pas l’intention de nous situer dans la position confortable des chroniqueurs qui oeuvrent simplement à formater leurs lecteurs afin de les amener, discrètement ou non, à partager leurs points de vue.
Sûrs de nous situer, au sein du Courrier de l’Architecte, dans un contexte de débat constructif, nous avons l’intention d’adhérer à cette formule en acceptant la controverse. Les lecteurs seront donc les bienvenus lorsqu’ils auront la volonté d’abonder dans notre sens ou de nous contredire s’ils le jugent nécessaire.
Nous avons la profonde conviction que l’avenir ne peut plus se construire dans le sillage de quelques esprits éclairés. La nouvelle utopie que nous proposons de développer se veut collaborative et participative. Elle doit être négociée, combattue et soutenue tout à la fois, elle doit être non pas un sujet de dispute mais un lieu d’échange où le débat contradictoire devient une richesse. Le Courrier de l’Architecte a ouvert, par la structure même de son organisation rédactionnelle, cette possibilité d’engager un échange interactif avec le lecteur, c’est dans ce sens que la Rubrique Prospectives entend développer son propos.
Claire Bailly et Jean Magerand