Chronique | Post-histoire de l’architecture : la révolution numérique

«En France, nous avons tué le système des Beaux-arts mais nous n’avons pas tué une modernité parfois un peu académique», estime Antoine Picon*, professeur à Harvard. «Le changement technologique correspond d’abord à un changement culturel, sinon la technologie reste isolée et n’intéresse personne», dit-il. Rencontre en trois volets**.

article publié dans Le Courrier de l’Architecte (12-06-2013) : http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_4634

Claire Bailly et Jean Magerand : Quelle différence faites-vous entre la révolution (événement ponctuel) et la préparation de la révolution ?

Antoine Picon : Pour qu’il y ait révolution, il faut qu’il y ait auparavant les prémices d’une prise de conscience. J’ai fait ma thèse sur l’Ecole des Ponts et Chaussées. L’étude portait sur une période allant du milieu du XVIIIe siècle au XIXe siècle. Les élèves de l’école dissertaient alors sur les conséquences de l’égalité sur une grande nation et ce, dès la fin des années 1770, dix ans avant la Révolution Française. Les philosophes et l’Encyclopédie ont leur part de responsabilité. La révolution est la prise de conscience d’un inéluctable changement.

Chez les techniciens seulement ou chez l’ensemble des politiques et des philosophes ?

J’ai tendance à penser que la technique n’est pas coupée de la société. La société, elle-même, demande à la technologie de résoudre nombre de problèmes.

D’aucuns peuvent se tromper. Le cas de Thomas Diesel est célèbre. Il voulait inventer un petit moteur. Cela faisait partie des utopies de la fin du XIXe siècle, où chacun pouvait croire que la nouvelle ère technologique, grâce à l’électricité notamment, serait marquée par une déconcentration industrielle.

Cette déconcentration devait rompre avec les logiques spatiales d’une première révolution technologique fondée sur une industrie massive ; d’où l’idée qu’il fallait fabriquer de petits moteurs permettant de travailler en famille. Finalement, Thomas Diesel, en croyant concevoir une petite mécanique, a inventé le moteur éponyme, lequel a finalement équipé camions et sous-marins. L’erreur est possible.

Prenons le cas du numérique. Il est intéressant d’observer différentes phases : les débuts, avec Nicolas Negroponte, ou encore, plus tard, le Medialab au MIT. L’idée était alors de modéliser le processus d’élaboration du projet et de faire de l’ordinateur un partenaire de la conception. Des années 60 aux années 80, nombreux étaient ceux assurant que le dessin assisté ne serait pas une solution.

Finalement, durant les années 1990, le dessin assisté s’est très largement répandu. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous voyons remonter des problématiques liées à la modélisation de la conception. Dans le numérique, l’évolution n’est pas linéaire. Les allers-retours sont fréquents.

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Cette versatilité est-elle inhérente au numérique ?

Non. Les techniques subissent le même sort. Par exemple, pendant très longtemps, le visiophone n’a pas pris, pour différentes raisons, dont certaines étaient sociales. Aujourd’hui, l’outil est en train, petit à petit, de revenir avec des technologies comme FaceTime. Le retour s’effectue par d’autres biais et de façon optionnelle.

Au fond, les changements technologiques correspondent de prime abord à des changements culturels, sans quoi la technologie reste isolée et n’intéresse personne. L’avènement de l’ordinateur n’a été possible que par la société de l’information qui l’avait précédé. Des besoins colossaux de traitement de données sont apparus au tournant des XIX et XXe siècles. L’ordinateur est arrivé 50 ans après. Ce qui ne veut pas dire que les techniques, ensuite, ne changent pas la donne.

N’y a-t-il pas un grand décalage entre le moment où une technique est inventée et le moment où elle devient domestique ?

Si nous prenons l’informatique en architecture, nous pouvons distinguer plusieurs moments. Il y eut une phase expérimentale, vers la fin des années 1950, puis au début des années 1960, certains ‘bidouillaient’ à partir d’outils électroniques encore peu maniables. Il y eut des expériences mais la profession n’a été alors que peu touchée.

La profession n’a été concernée qu’à partir du moment où le monde domestique, avec l’arrivée des microordinateurs, l’a été. Macintosh et les premiers PC sont arrivés dans les agences au même moment que dans les foyers. Il s’agissait d’utiliser des applications de type traitement de texte ou tableur. Personne ne pouvait prévoir à l’époque l’importance de l’ordinateur dans la conception.

L’une des premières initiatives fut ‘paperless studio’, imaginé en 1994 à Columbia par Bernard Tschumi. Il s’agissait d’une expérimentation proposant pour un projet de n’utiliser que l’ordinateur comme outil graphique, entre autres.

Remplacer le rotring par l’ordinateur est une hypothèse envisageable au milieu des années 90. Depuis, tout est allé très vite. En 2000, le doyen de l’école d’architecture de Princeton se demandait encore s’il allait câbler son école ou pas. Aujourd’hui, en 2012, il ne fait plus aucun doute que, pour faire de l’architecture, il faut savoir manipuler programmes et logiciels.

La chronologie est beaucoup plus récente que ce que d’aucuns imaginent.

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Pouvons-nous dire qu’il y a, d’une part, l’ordinateur comme outil et, d’autre part, l’ordinateur comme dispositif contraignant l’évolution conceptuelle et influençant la démarche de projet ?

Les deux sont allés de pair. Greg Lynn, par exemple, a été l’un des premiers théoriciens de l’usage de la machine. Il décrivait déjà, dans un article – ‘Folding on architecture’, datant du début des années 1990 – ses idées quant à la conception assistée par ordinateur, lesquelles serviront plus tard de programme à l’architecture des blobs. A l’époque, l’ordinateur est une possibilité parmi d’autres. Référence est également faite, par exemple, aux techniques hollywoodiennes de morphing.

En clair, le programme théorique d’utilisation de la machine est arrivé un peu avant la machine elle-même. Là encore, la machine n’a pas transformé les choses de l’extérieur. Déjà à l’intérieur de la discipline, des évolutions se faisaient sentir. Dans le monde anglo-saxon, le terrain a été défriché par différentes recherches dont celles de Peter Eisenman (chez qui Greg Lynn a travaillé, ndlr.) dans les années 1980. En France aussi, il y a eu des gens qui ont réfléchi sur la conception assistée comme au Gamsau, à Marseille. Il y a des antécédents mais les Français ont été probablement davantage pris par surprise que les autres.

A travers vos différentes interventions en tant qu’enseignant, quelle est, selon vous, aujourd’hui, la place que cet univers technologique peut prendre dans l’enseignement de l’architecture ?

Ce que je propose en général est un triangle espace / société / technologie. Au sein de mon regard historique, le poids du présent s’est beaucoup renforcé ces dernières années. Nous connaissons une révolution de grande ampleur, aussi nous sommes obligés de nous y intéresser. Les changements contemporains sont au cœur de mon enseignement.

Quelque soit le pays, je constate évidemment une vraie différence entre architectes et ingénieurs. Toutefois, tous se trouvent face à la même nécessité d’interroger le rapport entre société, espace et technologie. Ceci me semble être une question fondamentale.

Globalement, les architectes français sont très frileux vis-à-vis du numérique. Les jeunes générations, entre 20 et 30 ans, ne présentent que peu de différences y compris en considérant leur pays d’origine. Certes, les différences culturelles subsistent mais la plupart des élèves en architecture sont aujourd’hui beaucoup plus au fait des questions numériques qu’avant.

Par exemple, lorsque j’enseignais au Portugal, j’avais été frappé de découvrir des élèves qui ressemblaient énormément aux élèves américains. La mondialisation a fabriqué une sorte de ‘world culture’. Nous pouvons le déplorer mais aussi en observer les bons côtés. Parmi eux, les collectifs de réflexion sur les problèmes contemporains.

Ceci étant dit, il reste des spécificités locales ; en France par exemple, nous restons très axés sur la ville, plus qu’aux Etats-Unis. La ville américaine demeure, en dépit de ses projets de régulation et de son nouvel urbanisme, davantage une ville d’objets, comme la ville asiatique.

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La France a hérité des débats et de l’influence italienne des années 1970-1980 et la conception des objets est souvent tributaire de logiques urbaines. C’est aussi une des raisons pour lesquelles la révolution numérique a été vécue avec plus de méfiance, parce qu’elle apparaissait comme une sorte de formalisme débridé.

Qui aurait pu prévoir que nous verrions cette alliance très curieuse aujourd’hui, entre une sorte de nostalgie haussmannienne et l’héritage du mouvement moderne ? En France, nous avons tué les Beaux-Arts. Avons-nous pour autant tué une modernité parfois un peu académique ?

Propos recueillis par Claire Bailly et Jean Magerand

* Antoine Picon, ingénieur général des Ponts, des Eaux et des Forêts, est professeur d’histoire de l’architecture et de la technologie et directeur des études doctorales à Harvard (Graduate School of Design and Architecture)
** Après les premiers volet ‘Aux architectes, devoir d’inventaire‘ et ‘Post-histoire de l’architecture : la révolution numérique’, nous publierons le troisième et dernier volet de cet entretien ‘L’architecture doit rendre perplexe’ le 26 juin 2013.